9. Les trois poules de Mussolini

Prison de Mauzac, mai 49 - déc. 50

À Mauzac, Simone [1] fait la connaissance d’une autre espionne qui jouit d’un grand prestige auprès des prisonnières, et même des gardiens, pour avoir été la maîtresse de Mussolini. Le greffe l’a enregistrée sous le nom Madeleine Jeanne Corabœuf, mais ce bœuf la révulse et, au contraire de l’espionne du Vercors, elle exige de ses consœurs qu’on lui rende son nom de gloire, Magda Fontanges. Durant les promenades, elle fait salon, une nuée de femmes autour d’elle, comme des mouches attirées par la goutte de parfum déposée sur ses tempes (Joy, de Jean Patou : un an de son pécule n’y suffirait pas ; comment se l’est-elle procuré ?), les jeunes moucheronnes plus acharnées à la suivre, vives et vibrionnantes, plus échauffées que les vieilles mouches à bœuf, qui la soupçonnent d’affabuler. Ce n’est qu’un effet de sa désinvolture ; elle se raconte à la diable, produisant sa vie au gré de l’humeur, par fragments incohérents, passant des facéties de Fernandel aux trois poules de Mussolini, puis aux lits de luxe peuplés de malfrats, digne de plusieurs vies simultanées, comme Padre Pio l’ubiquiste, en y laissant par malice, ou par indifférence, bailler des silences que son crédule auditoire imagine cacher d’indicibles voluptés. Un jour, harassée par ses jeunes consœurs, Magda raconte enfin l’histoire des trois poules de Mussolini qu’elles lui réclamaient en vain, excitées par le prologue qu’elle leur avait malignement servi, impatientes de pénétrer dans le harem du dictateur, qu’elles supposaient insatiable et dont, à se souvenir de ses coups de menton au balcon du Palais de Venise, elles imaginaient fiévreusement les coups de reins. Elles furent d’abord déçues ; les tre galline étaient de vraies gallinacées, achetées dans une foire par le Président du Conseil pour chacun de ses fils ; deux moururent bientôt (je parle des poules), mais la troisième, voletant, s’esclaffant, s’indignant, faisant la morte à la demande dans les allées du jardin présidentiel, avait longtemps réjoui les enfants ; elle trépassa pourtant, foudroyée un soir par les éclairs de magnésium qui l’immortalisaient, et Benito (Magda tenait la chose du Duce lui-même, qui la régalait après l’amour d’excursus curieux, auprès de quoi leurs étreintes semblaient de fades préliminaires) lui fit ériger une tombe fleurie ornée de son portrait (je parle de la poule) dans le parc de son vétérinaire, où il menait quelquefois ses enfants, pour la joie des photoreporters du Royaume fasciste. Les tre galline devinrent proverbiales ; les mauvaises langues, qui partout s’agitent, autant à Rome sous les joues glabres qu’à Paris sous les pileuses, lui trouvèrent bientôt d’autres emplois. Et dans le cercle étroit du nouvel Auguste, Magda fut comptée quelque temps, après Dona Rachele, l’épouse, et la Petacci, la maîtresse en titre, pour la troisième de ses poules.

Simone s’attache à elle, mais ne se livre pas. Elle l’écoute avec gêne s’exhiber sans vergogne, comme elle-même le faisait autrefois, arpentant le promenoir au milieu de sa cour de taulardes, vive et fantasque, aussi à l’aise que si elle parlait d’une autre, ou plutôt de plusieurs, ou qu’elle lisait à haute voix des pages arrachées aux brochures de POLICE AVENTURE ESPIONNAGE, sans se soucier de faire de ces bribes décousues un récit suivi. L’imagination de Simone, qui avait été peu à peu étouffée par la prison, trouve à nouveau à s’employer. Par ses débuts dans la vie, par son tempérament, Magda lui ressemble beaucoup. Elle est comme elle issue d’une famille honorable, trop tôt orpheline de sa mère, lunatique à l’adolescence, mariée très jeune, fuyant après deux ans le lit ménager décevant (elle, Magda, rester l’épouse du sous-préfet de Marvejols !) pour monter à Paris et se ruer sur une scène ; comme Simone, c’est un nœud d’humeurs brutes, un alambic d’émotions violentes – non dénuée pour autant de finesse, mais privée de toute géométrie. Magda joue les utilités à l’Odéon et aux Capucines, tourne dans quelques films, mais sa plastique la dispense bientôt de se vendre en images. Elle fréquente les diplomates puis, ayant dépité un grand commis du Quai d’Orsay, qui dans son amour déçu n’a de Léger que le nom, elle s’attaque aux grands caïmans de la République, jusqu’à subjuguer le ministre des Affaires étrangères. Mais elle vise plus haut. À Rome, où elle est correspondante du journal catholique La Liberté, après quelques galanteries qui l’installent, elle est reçue par le Duce à Palazzo Venezia : l’entretien passe bientôt du bureau d’apparat de la Mappemonde à un tout proche boudoir secret. D’orgueil, elle se répand dans la Ville ; la Sureté enquête ; les portes tout à coup se ferment : elle se suicide au véronal. Mais « l’excès même du poison la sauve », comme l’écrit Le Matin, et un sévère lavement d’estomac. Le héros offensé paie sa note d’hôtel et lui conseille de repasser les Alpes.

Comme Mireille, elle impute son malheur à autrui : à l’ambassadeur de France à Rome, un comte ostentatoire sorti des romans de Max du Veuzy, qu’elle attend un soir à la gare du Nord, en cape de renards argentés, et qu’elle révolvérise au pied du rapide, lui transperçant l’aine, avant que son 7.35 ne s’enraye. Son avocat, un jeune homme brillant (qui brillera après-guerre dans la pénombre rance des prétoires, se spécialisant dans les causes perdues, défendant l’indéfendable docteur Petiot, inoubliable auteur du Hasard vaincu, et Jean Luchaire, le potentat de la presse pétainiste, tous deux exécutés, mais sauvant Otto Abetz, l’ambassadeur d’Hitler à Paris, et finissant glorieux et assagi au service du bon Pompidou), René Floriot donc, qui n’est pour l’heure qu’une sorte de prestidigitateur spécialisé dans les divorces rapides, obtient à Magda une peine légère : un an de prison avec sursis. Il est cher, elle lui offre sa beauté. Elle hante les salons, affole les journalistes, publie ses mémoires dans Times (« I Was Mussolini’s Mistress »), ce qui lui vaut d’être refoulée d’Amérique pour turpitude morale, et dans le Confessions des Kessel (« Je dirai tout ! »), révélant les dessous de ses amours romaines, ses émois de béguine en proie au tendre et fervent sentiment de Benito, et les saillies (le mot est peut-être mal choisi) du nouveau César : « Vous avez connu le Duce, vous allez connaître l’homme ! », et plus tard, la preuve étant faite : « Per un’ora con te, darei tutta l’Etiopia ! » – non sans glisser dans le récit de ses vingt-et-un débats d’amour quelques perfidies sur les officiels du régime. Pour éviter l’incident diplomatique, Alexis Léger, l’amoureux dépité, fait saisir l’hebdomadaire.

Ses aventures de guerre sont plus romanesques encore, et terriblement embrouillées ; à l’entendre parler de l’Abwehr, des chemises noires du Palazzo Braschi et des costumes croisés de Vichy, à l’imaginer en triple espionne, renseignant les uns sur les autres sans jamais se couper, vivant la guerre dans une étrange sarabande, « vive et lascive » comme dit le dictionnaire, les plus désabusées ne peuvent se déprendre d’un sentiment de jalousie. Les feldgraus sont bientôt indisposés par l’agent Helene 8.006. Magda passe à la SS, qui se lasse elle aussi de ses frasques. La voilà jetée à bas, serveuse de bar, frustrée, enragée, jetant la main sur le premier venu, retrouvant les salons, glorieuse à nouveau, d’une gloire sulfureuse, maîtresse d’Henri Lafont, le patron de la bande de la rue Lauriston, plus trouble encore que Mireille Provence, plus extravagante, faite de toutes les héroïnes des romans crépusculaires de Modiano. Espionne, comme Mireille, mais non criminelle : à la Libération, elle n’écope que de quinze ans de prison.

14 février 2024
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[1Simone Waro, alias Mireille Provence, alias « L’espionne du Vercors ». Voir L’Oca nera (La Thébaïde, 2019).